Le développement du numérique a longtemps signifié la valorisation des métiers d'ingénieurs. Céline Bähr explique que cette tendance est en train de s'inverser au profit de profils plus littéraires, perçus comme plus réactifs et innovants.

Les géants du numérique ont publié plusieurs offres d'emploi destinées non pas à des ingénieurs, ni même à des commerciaux ou des spécialistes du marketing, mais à des profils littéraires.

Grâce à ces plumes, vous vous lasserez peut-être un peu moins vite de la conversation de votre assistant Google Home. Outre des ingénieurs géniaux, les GAFAM ont besoin d'alchimistes sociaux. Les profils généralistes et littéraires sont de plus en plus recherchés par les entreprises du numérique. En plus de n'être pas directement menacés par les progrès de l'intelligence artificielle, ils ont les qualités pour s'adapter à un monde dont la seule constance semble être le changement.

La technologie ne suffit pas à faire une innovation réussie. L'innovation à succès est une recette difficile à trouver: elle doit être réalisable techniquement, viable économiquement, mais aussi désirable. Concevoir l'expérience utilisateur d'une application ou d'un agent conversationnel implique de faire preuve de créativité et d'empathie. Une nation de développeurs chevronnés ne suffira pas à faire émerger les prochains champions du digital. Plus les codeurs audacieux rêvent de changer le monde, plus ils doivent remplir leurs rangs de designers et de chefs d'orchestre lettrés. L'ambition du design va plus loin que de faire de jolies choses, il s'agit de remettre l'humain au cœur du processus d'innovation et de faire avec la complexité. Dans le film Her de Spike Jonz, le trentenaire dépressif Théodore ne tombe pas amoureux d'un système d'exploitation, mais d'une intelligence vive, intuitive, drôle et impertinente. La voix chaude et envoûtante de l'actrice Scarlett Johansson n'est pas près d'être détrônée par un succédané de synthèse.

Les profils généralistes et littéraires sont de plus en plus recherchés par les entreprises du numérique.

Il nous faudra aussi des professionnels pour penser et panser l'accélération 

des innovations techniques. En cas d'accident impliquant une voiture autonome, qui sera dorénavant déclaré responsable? Le propriétaire de la voiture, le constructeur ou le concepteur du programme informatique? Nous aurons besoin par exemple de juristes créatifs pour penser un droit de la responsabilité avec davantage d'acteurs.

Loin de consacrer le seul triomphe des matheux et ingénieurs de tout crin, les progrès de l'intelligence artificielle vont contribuer à redorer le blason des humanités. Ce qu'on appelle avec une pointe de condescendance dans la novlangue des cols blancs, «les soft skills», vont devenir primordiales. Nous évoluons dans une ère d'informations infinies qui rend de moins en moins pertinente la notion d'expert. Ce n'est plus tant notre capacité à en connaître toujours plus, mais notre capacité à collaborer (avec les autres hommes aussi bien qu'avec les machines) qui sera à l'avenir, gage de succès. Dans un rapport de 2017, Deloitte Access Economics prévoit que les professions à forte intensité de compétences non techniques représenteront les deux tiers de tous les emplois d'ici 2030, contre à la moitié des emplois en 2000. Le règne de l'honnête homme décrit par Pascal qui sait «peu de tout, car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose» est devant nous.

Dans un monde de constants changements, la faculté à se réinventer tout en ayant des repères, est la force de l'honnête homme.

Dans un monde de constants changements, la faculté à se réinventer tout en ayant des repères, est la force de l'honnête homme. Le cabinet McKinsey estime que 15 % des tâches composant les emplois seront automatisées d'ici 2030. 

Parallèlement, selon une étude publiée par Dell et l'Institut pour le futur, 85% des métiers exercés en 2030, n'existent pas encore. Plus que de fabriquer des bons soldats de la suite Office ou des experts en Ruby ou en Python, le rôle de l'école est de nous donner des points d'ancrage, tout en développant notre curiosité et notre goût d'apprendre. Plus que jamais, l'enseignement doit se faire pour paraphraser Montaigne «en se frottant et en se limant la cervelle à celle d'autrui», c'est-à-dire en échangeant des arguments, des idées et des regards. L'auteur des Essais conseille aussi de changer d'habitudes, afin d'éviter la fixité qui exténue la vie: «C'est être, mais ce n'est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par nécessité à un seul train». Par des initiations aussi bien à l'art oratoire qu'à la philosophie ou au «design thinking», nous pouvons nourrir dès le plus jeune âge le goût des humanités. À nous ensuite de le rechercher lors de l'embauche, de l'encourager en tant que manager et de le cultiver en tant qu'individu

Publié ar Tribune FigaroVox