Une oeuvre d'art a t-elle toujours un sens ?

  « Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une seule fois mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. » Par cette pensée, Marcel Proust résume en quoi l’art met en jeu une réflexion sur l’être, sur la réalité, sur l’apparence. Rejoignant en cela Aristote (322 avant notre ère) qui estimait que l’art permet d’atteindre une vérité plus générale que la vérité immédiate.

  Expression unique et originale du monde, l’œuvre d’art a des fonctions sociales, des dimensions émotionnelles. Elle n’implique pas que l’artiste qui interprète mais aussi le sujet qui perçoit et reçoit la création selon sa subjectivité, selon le contexte social et l’époque où il baigne.

 Ainsi la définition de l’art, la valeur, la signification de l’œuvre d’art varient selon les périodes historiques, notre rapport au passé, l’actualité…  

Mais au fait, de quoi l’œuvre d’art est-elle la révélation ?...

 Une œuvre d’art est la création d’un artiste donc d’un sujet qui pense, qui ressent et conçoit en fonction de son histoire personnelle, de son état d’esprit, de sa culture et de son époque. L’œuvre est donc le résultat d’un travail qui suppose qu’il y ait eu des intentions et des attentes de la part de son créateur. C’est pour ces raisons que l’on parle d’un sens de l’œuvre, le mot sens évoquant l’idée que l’œuvre signifie quelque chose, qu’elle renvoie à autre chose qu’elle-même – une idée, un sentiment, une émotion, etc. – conformément à la définition du signe en général.

 

L’œuvre d’art a-t-elle un sens, un « message » à donner ?

On affirme souvent que ce qui fait l'intérêt d'une œuvre d'art est « le message » qu'elle porterait. L'exemple phare serait ainsi l’œuvre Guernica de Pablo Picasso, chef d’œuvre de l'art engagé, contre la guerre, la violence abjecte contre les civils et les innocents. Or n'est-ce pas réduire l’œuvre à une utilité alors même que l'art se caractérise par sa gratuité et son inutilité initiales?
Et que penser de cette idée de message face à de nombreuses œuvres comme la musique, l'architecture, la poésie etc… dont le message est tout sauf clair ! Enfin comment expliquer la diversité des réceptions des œuvres d'art si on affirme qu'elles ont UN sens?
Pour répondre à ces questions il faudra se demander en quel sens doit être pris le mot « sens » : justification, rationalité, signification, direction ? Et si ce sens peut être réduit à l'unité sans aucune ambiguïté.

L’artiste ne crée pas par hasard : le processus de création suppose la poursuite d’un but plus ou moins explicite pour le spectateur.
Une œuvre d’art s’inscrit dans le contexte d’une époque et d’une culture dont elle témoigne à sa manière. Elle manifeste l’esprit d’une époque historique et connaître celle-ci permet d’en comprendre l’origine et les intentions de son auteur. Par exemple, en littérature, la lecture de l’œuvre monumentale de Balzac La comédie humaine nécessite d’avoir connaissance du contexte historique et des ambitions de l’auteur puisque son projet a pour finalité de décrire à la fois des traits propres à la condition humaine en général et une période de l’histoire particulière.
Par ailleurs, l’auteur peut aussi assumer explicitement le sens qu’il a voulu transmettre par l’intermédiaire de son œuvre. Dans ce cas, la connaissance de ce sens peut favoriser la relation d’appréciation que l’on en a. On pensera ici aux différentes formes d’art dit engagé.
Comme le dit Hegel dans son « Esthétique », l’œuvre d’art extériorise l’esprit et inscrit sa présence dans le monde des objets. L’œuvre d’art fait donc signe en sa direction et, de ce point de vue-là, a toujours un sens.

L’œuvre d’art ne délivre pas de message, ni ne s’y réduit 

Mais, d’un autre côté, l’œuvre d’art ne délivre pas un sens à la manière des messages que l’on échange en communiquant par le langage. Elle n’a pas prioritairement une fonction de communication car cela supposerait qu’il faudrait comprendre une œuvre pour la recevoir et l’apprécier. Or, ce n’est pas le cas. On ne dit pas qu’il faut comprendre une musique pour l’apprécier.
Mais ne nous trompons pas. Par-là, Hegel n’assimile pas l’art à un langage. L’œuvre d’art ne communique pas des pensées directement comme la langue le fait par l’intermédiaire des mots. Cela supposerait une intention de signification parfaitement claire et explicite dans la tête de l’artiste et, pour le spectateur, une faculté de décoder l’œuvre, donc la possession et la maîtrise d’un code. Or, ce n’est pas le cas. Un compositeur qui se lance dans la création d’un morceau de musique n’utilise pas les notes comme des mots. Il a peut-être des envies de signifier ou d’exprimer des choses mais cela ne veut pas dire qu’il sait par avance exactement où il va ni ce qu’il va faire. Idem pour un poète. Du côté de la réception de l’œuvre, il n’est pas nécessaire, si l’on prend un exemple pictural, de connaître l’Evangile, pour être ému par un tableau représentant une Vierge à l’enfant. Inversement, comprendre l’événement représenté par le tableau n’assure pas du tout de l’apprécier : une bonne connaissance de l’Antiquité ne garantit pas un attrait pour l’art dit pompier. On peut donc affirmer que la notion de sens est relativement indépendante de l’œuvre d’art entendu comme expérience esthétique selon le double point de vue du créateur et du spectateur.
Il serait peu efficace pour l'artiste de vouloir « faire passer un message ». Tout d'abord parce que le support choisi est trop ambigu et se prête trop aux contresens. Ainsi même une œuvre comme « La liberté guidant le peuple » d'Eugène Delacroix se révèle extrêmement ambiguë lorsqu'on sait le peu de sympathie que l'auteur avait pour le peuple en armes et les révolutions. Le sens que nous accordons à une œuvre, en l’occurrence un hymne à la liberté et au soulèvement populaire, s'avère très loin de l'intention originelle de l'auteur.
Mais l'idée même d'un sens clairement formulable devient absurde lorsqu'on l'applique aux arts non figuratifs que sont par exemple la musique, la peinture abstraite ou l'architecture. Quel serait le « message » d'un monochrome bleu d'Yves Klein ? Plus radicalement c'est la critique que fait Platon dans la « République » où il préconise de chasser les artistes de la cité idéale qu'il appelle de ses vœux parce qu'ils seraient des pourvoyeurs d'illusions qui détournent de la vérité en nous enfermant dans l'apparence. L’œuvre d'art n'aurait ainsi pas un sens mais s'adresserait aux sens et pour cela est hautement condamnable.

L’œuvre d’art est source de significations, elle institue un sens 

Kant montre bien toute la puissance de l'artiste génial qu'il définit par quatre caractéristiques essentielles : il est original, exemplaire, obscur pour lui-même et propre aux beaux arts. Les deux premiers traits nous intéressent particulièrement parce que le génie est celui qui donne à voir une œuvre si inattendue, imprévisible que son sens échappe nécessairement aux contemporains. Mais en même temps elle n'est pas totalement insensée, absurde, et peut donc constituer un exemple pour les autres artistes. Ainsi l'œuvre d'art géniale est celle qui donne une nouvelle direction, un nouveaux sens à l'art lui-même et qui ouvre une voie. Un tableau comme « Impression soleil levant » de Monet ouvre ainsi la voie de l'impressionnisme.
C'est pourquoi le sens de l'œuvre d'art est avant tout de revenir à l'origine de la perception elle-même, qu'elle cultive, enrichit, approfondit. L'œuvre d'art institue les sens. Comme le dit le peintre Paul Klee : « L'art ne reproduit pas le visible. Il rend visible »
L'œuvre d'art éduque les sens et fonde le sens (signification) parce que ce qui a un sens (rationnel) pour nous suppose une expérience qui est rendue possible par l’œuvre. La puissance du cinéma par exemple est de nous rendre signifiant certaines expériences (historiques, émotionnelles, éthiques, intellectuelles) qui sinon resteraient vagues et abstraites.

Une œuvre d'art est donc par définition polysémique

Un artisan réalise une « commande » dont la forme est figée au départ.
Un artiste peut modifier son œuvre sans limites de forme et de durée. Léonard de Vinci modifia « La Joconde » durant plusieurs années (environ de 1503 à 1515).
L’artiste réalise aussi des œuvres en réaction aux découvertes de son temps, Magritte réagit à la sémiotique, Dali à la psychanalyse…

De plus, l’œuvre d’art étant sujette à interprétation, elle possède plusieurs significations. Celles-ci se renouvellent en fonction de la réception dont elle est l’objet. Or, cette réception dépend des personnes et des époques.
Plutôt que parler d’un sens, il faudrait davantage évoquer les multiples significations dont sont porteuses les œuvres d’art et qui leur donnent tout leur intérêt. A chaque écoute d’un morceau de musique, à chaque relecture d’un poème, des images nouvelles peuvent surgir, des émotions ou des sentiments inédits nous assaillirent. L’œuvre est une source de significations et celles-ci sont relativement indépendantes de son auteur. Une œuvre d’art importante est une œuvre riche. Elle l’est d’autant plus qu’elle n’a pas un sens figé, fixé une fois pour toutes.
Même si elle s'adresse à un sens en particulier, la vue pour la peinture, l’ouïe pour la musique, elle concerne tous les sens qu'elle s'évertue à mettre en relation là où la perception utilitaire ou la pensée intellectuelle distingue et fragmente. C'est le projet par exemple des « Correspondances » de Baudelaire et ses fameuses synesthésies : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent Dans une ténébreuse et profonde unité. »
Ainsi a-t-elle le pouvoir de dire ce que le langage ordinaire ne peut dire. En ce sens la musique est exemplaire parce que son sens est justement de dire le caractère profondément éphémère de toute chose : « Les sons ne trouvent leur écho qu’au plus profond de l’âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle » (Hegel)
Le sens de l’œuvre d'art est donc multiple et complexe. On ne peut d'ailleurs que s'étonner devant la richesse et la finesse infinie des commentaires des œuvres d'art. Ceci s'explique par le fait que l’œuvre d'art n'est pas seulement un objet fabriqué artificiellement par l'homme et qui aurait UNE utilité, pédagogique, historique, morale, qui se fonderait sur une signification. L’œuvre d'art a la faculté étonnante de vivre sa propre vie, d'interroger le spectateur et de provoquer en lui de nouvelles émotions à chacune de ses rencontres

Conclusion
Le temps donne une « valeur civilisationnelle » à l’œuvre, même si celle-ci est perçue au moment de sa création comme « moche ».
Elle révolutionne les arts, même si elle déclenche un scandale comme « Le sacre du Printemps » de Stravinsky, ou « Hernani » de Victor Hugo.

Ainsi, l’œuvre n’a pas toujours un sens si l’on entend par là un message transmis par son intermédiaire. En revanche, elle est signifiante à plusieurs titres : elle fait écho à un contexte culturel de création, à la personnalité et aux ambitions d’un artiste et elle provoque des états et des réactions chez ceux qui la fréquentent. Mais ces différentes significations possibles ne sont pas corrélées les unes aux autres.
L’œuvre d'art est une richesse inépuisable de sens (exemple : le mythe) qui puise son énergie à l'origine même de l'expérience sensible et, pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty « qui fait que les choses ont une chair".

L’œuvre d’art permet de donner à ressentir qu’un autre monde est possible, et révèle que nous sommes faits de plis de sensations cachées et d’espérances non réalisées.
« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil »
William Sheakspeare « La Tempête » 1611

Rédigé avec l'aide de : 

philomag.com/bac-philo/copies-de-reves

et 

intellego.fr/soutien-scolaire-terminale-s/aide-scolaire

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