TRANSMETTRE

  Que serait un homme à qui on n’aurait rien transmis ?... Au fil des siècles, entre conservation de la mémoire et promesse d’innovation, les humains enrichissent leur héritage et le passent de génération en génération. Langue, techniques, science, art, Histoire, pratiques, traditions, rituels, valeurs, comportements… Autant de biens dont l’enjeu est de faire durer un monde, qui, sans la transmission demeurerait figé.

 

 

  Pour cela nous instruisons et nous éduquons (du latin conduire vers, hors de, élever).

 Cependant, les modes de transmission « organisés » ne sont plus les seuls : Alors que l’école, la famille, le livre en étaient les principaux vecteurs, la connaissance, les modèles de vie et de comportement sont aujourd’hui diffusés par de multiples canaux, presse, télévision, internet, réseaux sociaux…

 Comment faire la part entre informer, diffuser, et transmettre ? Qu’est-ce qui vaut d’être transmis ?  Et comment ?

Introduction au sujet

 Un homme remarquable, qui aimait et savait transmettre est mort le 16 mai 2016, la veille de notr café-philo. C’était l’astrophysicien André Brahic Saturne constituait son astre de prédilection, mais c’est à Neptune qu’il devait sa célébrité en découvrant en 1984, avec des chercheurs de l’Observatoire de Meudon, les anneaux de cette huitième planète du système solaire à l’Observatoire européen austral (ESO) de la Silla (Chili). Il faisait partie des scientifiques attachés à la diffusion des connaissances, ce qu’il faisait avec générosité et le sens du partage d’un passeur. Le public gagnait un surplus de joie et d’optimisme, comme si l’astrophysicien distillait du bonheur. A Nantes où il donnait une conférence, il s’interrompit pour vérifier l’heure,  Il était … trois heures du matin ! 

  Parmi les bons mots qu’il distribuait avec humour : "si j’étais président, mon programme tiendrait en trois mots : Culture, Recherche, Education..." 

  En effet, ce qui est en jeu dans la transmission, c’est le passage du primitif à l’homme éduqué ...

  D’une génération à l’autre, il y a l’hérédité, il y a aussi l’héritage. Au fil des siècles, les humains conservent et enrichissent cet héritage et le passent de génération en génération. Langue, techniques, science, art, Histoire, pratiques, traditions, rituels, valeurs, comportements… Autant de biens dont l’enjeu est de faire durer un monde, qui, sans la transmission demeurerait figé.

  Pour Hans Jonas, de cet héritage nous sommes responsables pour les générations futures. Si nous n'avons pas le droit de le détruire, c'est parce que nous n'en sommes que les détenteurs, non les propriétaires.

  Pour cela nous instruisons et nous éduquons (du latin conduire vers, hors de, élever).

  Cependant, les modes de transmission collectifs, organisés, contrôlés, l’école, la famille, le livre ne sont plus les seuls : la connaissance, les modèles de vie et de comportement sont aujourd’hui diffusés aussi par d’autres canaux individuels, presse, télévision, internet, réseaux sociaux…

 Sont-ils pertinents,  comment faire la part entre informer, diffuser, transmettre ? Qu’est-ce qui vaut d’être transmis ?  Et comment ? A-t-on encore de l’influence sur ce qui est transmis ?...

 La question n’est pas nouvelle car déjà Platon s’interrogeait sur les modalités selon lesquelles il est possible de faire passer ses réflexions d’une conscience à une autre, le débat se faisant à son époque entre la modalité de transmission par l’ écrit (considérée comme figé) passant par l’oral censé permettre l’enrichissement et la subtilité du propos par le dialogue …

  Quelques notes prises au fil du débat

  Tranmettre = Trans : traverser – mitter : déposer . Ethymologiquement : « envoyer au-delà »

Action d’une personne vers une autre personne pour lui faire partager :
1- un contenu = tradition, savoir, façons de ressentir et d’agir, affectivité, émotions, savoir-faire, comportements, ou encore patrimoine , etc.
2- selon des modalités = voulue ou involontaire (inconsciente, comme les secrets de famille par exemple), discrète ou forcée, acceptée ou refusée
3- avec des qualités = on peut transmettre des choses bonnes ou mauvaises, paisible ou violente.
La transmission commence dès que l’on donne la vie, on peut transmettre des comportements négatifs, (grossièreté, méfiance…). Ainsi toute éducation est une transmission mais toute transmission n’est pas forcément une éducation

 Instruction, éducation

La transmission peut prendre divers aspects :

- l’instruction qui vise la construction, la formation, l’absorbtion à l’intérieur d’un sujet d’une somme de connaissances. L’instruction est nécessaire pour l’éducation

- l’éducation permet d’affiner ce qui est transmis. Elle est organisée. Elle vise à conduire un sujet « hors de », son état vers un autre état , hors de son milieu, hors du giron familial pour le mener vers la société, etc..
- le fait d’inculquer qui vise à diffuser et à faire intérioriser des valeurs.
L’éducation a été souvent utilisée pour faire disparaître une culture, une langue, et même une civilisation entière. Cet abus de pouvoir peut entraîner une coupure de la transmission entre 2 générations, un vide identitaire, par exemple, les premiers habitants d’Amérique et d’Australie, les Africains déportés en Amérique, les Kanaks de Nouvelle Calédonie, etc…Aujourd’hui cette violence est connue et les survivants luttent pour recouvrer leur terres et le respect.
La tradition juive (entre autres) demande aux parents de ne pas rompre le lien de parole avec leurs enfants – voir Catherine Challier

La transmission s’effectue de personne à personne, de génération à génération, de maître à élève…
On peut transmettre l’amour de la science, de la musique, le goût pour la langue, la littérature… Ce sont des choses qui ne s’oublient jamais et qui accompagnent l’éducation, l’instruction, et qui les fondent. Faute de quoi, l’éducation est vouée à être « morte » et se contente d’inculquer les connaissances nécessaire (des disciplines scolaires comme les maths, etc..)
La transmission est donc un élément fondamental de la culture humaine. Cependant on ne doit pas tout transmettre (la ruse, le machisme, la pratique de l’excision …)

Pour qu’il y ait transmission, il faut qu’il y ait réception.
Pourquoi échouons-nous parfois à transmettre à ses enfants ? Parce que l’émetteur et le récepteur sont deux personnes différentes qui n’ont pas les mêmes capacités, dispositions, etc.
L’influence de l’environnement et de la société joue également.
Transmettre et recevoir ce n’est pas reproduire à l’identique
Les traditions tendent à une reproduction à l’identique, d’autres transmissions méritent interprétation, savoir

Certaines facultés ne se transmettent pas. Par exemple le charisme (en grec la grâce), , c’est une faculté individuelle.
La transmission est puissante quand elle se fait par l’exemple, par la joie d’obtenir l’accomplissement souhaité. L’instituteur Louis Germain, a transmis l’amour de la lecture à Albert Camus.
La transmission des bienfaits de l’effort long, du travail soutenu, est devenu difficile avec la disparition des métiers manuels, et la séparation de la sphère familiale (maison) d’avec celle du travail (usine, bureau).
Certains moments de culture stimulent l’effort, exemple, les années 60
Elle peut sauter des générations ou encore ne pas se faire ou se faire mal
Auparavant, elle était le fait des parents, des enseignants, de l’Eglise, de l’armée
Cf Finkelkrault sur la perte de la transmission

Il y a des techniques de transmission : la langue orale, la langue écrite, les rituels, les traditions
Il y a des supports de transmission : les sciences, les arts, les métiers, les voyages, les livres …
Lorsque nous parlons, nous faisons de la « transmission de pensée »

Transmettre, est-ce conservateur ?

Non elle ne s’oppose pas à la créativité dans la mesure où la transmission n’empêche pas le questionnement
L’esprit d’innovation, la curiosité, l’esprit critique, l’audace ne sont pas du savoir mais une disposition à ne pas être conformiste et des qualités à cultiver
Un paradoxe à méditer : au conservatoire (où l’on conserve les savoirs) on enseigne la musique innovante
L’art du 20ème Siècle est un paradoxe. A l’Ecole des Beaux Arts, cercle d’innovation permanente, on n’enseigne plus le beau, il n’y a plus rien à mettre par terre et donc plus rien à enseigner.
Au sujet de l’éducation et de l’innovation : Hanna Arendt dans «La Crise de l’Education » explique que toute éducation se doit d’être conservatrice. Ce que nous transmettons, ce sont des éléments du passé. Aux enfants, qui sont de nouveaux habitants de la Terre, il faut transmettre. Leur esprit critique viendra ensuite …

Aspects sociologiques
Aux époques antérieures s’exerçait la transmission de la « bonne naissance », « le sang», les privilèges. Elle est aujourd’hui remplacée par une transmission économique (les biens, la richesse, la condition sociale , le réseau de relations sociales ...)

Comment se transmet la prétention naturelle d’être” un dominant”, autrement dit d’appartenir à la classe dirigeante, les élites, ou l’acceptation d’être “un dominé”, donc de faire partie de la classe soumise, les suiveurs ?

La transmission se limite alors à LA REPRODUCTION.

Ce terme décrit une pratique sociale relative à la famille, consistant à maintenir une position sociale d'une génération à l'autre par la transmission d'un patrimoine, qu'il soit matériel ou immatériel.
Ce phénomène connu se traduit statistiquement aujourd'hui par le fait que par exemple un fils d'ouvrier a plus de chance de devenir ouvrier que de quitter sa classe sociale, de même qu'un fils de cadre aura plutôt tendance à devenir cadre à son tour qu à changer de classe sociale.
Le phénomène de reproduction sociale est notamment étudié et décrit par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers, paru en 1964. Ils montrent par l'exemple des étudiants comment la position sociale des parents constitue un héritage pour les enfants. Certains héritant de bonnes positions sociales : d'où "Les Héritiers" tandis que d'autres au contraire sont les déshérités.
Dans La Reproduction ces mêmes auteurs s'efforcent de montrer que le système d’enseignement exerce un « pouvoir de violence symbolique », qui contribue à donner une légitimité au rapport de force à l’origine des hiérarchies sociales.

Selon le sociologue Camille Peugny, la reproduction sociale n’a pas diminué en France entre le début des années 1980 et la fin des années 2000 : 70 % des enfants de cadres exercent un emploi d’encadrement tandis que 70 % des enfants d’ouvrier occupent un emploi d’exécution.

Selon la sociologue, cela est rendu possible par la perte de “conscience de classe” du plus grand nombre de citoyens, 90%, ce qui aboutit à laisser la victoire aux dominants 10%, qui ainsi ont gagné la lutte des classes.

Pour échapper à ce statut figé et “sortir” de sa condition initiale il existe plusieurs possibilités :
- se révolter et lutter pour faire reconnaître l’égale valeur par l’obtention de droits
- se hisser par l’éducation et le travail,” à coups de livres” ( cf JJ Goldman “Envole moi”)
- contester la “dictature” du bon goût –voir Pierre Bourdieu “la Distinction” 1979
- contester la sélection par les mathématiques - supprimer l’esprit de compétition dès le plus jeune âge
- refuser la reproduction des élites et l’entre-soi des détenteurs des pouvoirs , notamment par le système des Grandes Ecoles et de “l’esprit de corps” des grandes institutions de la République
–voir Pierre Bourdieu “la Noblesse d’Etat”1989

L’introduction de l’accès aux arts, aux activités sportives à l’école va dans le bon sens.
La transmission associée à la reconnaissance de l’effort et du travail soutient les enfants dans un un parcours vers une condition meilleure

La transmission ne doit pas détruire la créativité, la curiosité, le questionnement sur l’avenir.
Pour les Américains c’est la nouveauté, l’innovation et le « self made » qui comptent.

Cependant, les modes de transmission « organisés » ne sont plus les seuls : alors que l’école, la famille, le livre en étaient les principaux vecteurs, la connaissance, les modèles de vie et de comportement sont aujourd’hui diffusés par de multiples canaux, presse, télévision, internet, réseaux sociaux…
Comment faire la part entre informer, diffuser, et transmettre ? Qu’est-ce qui vaut d’être transmis ? Et comment ?

Les débats ci-dessus résumés contiennent quelques réponses et ci-après une piste est également donnée par Marie-Claude Blais,Marcel Gauchet,Dominique Ottavi, dans "Transmission,Apprentissage,Éducation, École"

Victorine de Olivieira : 

“Là où les philosophies traditionnelles de la connaissance, de Descartes à Kant, ne nous sont d’aucun secours, pourquoi ne pas tenter une « phénoménologie de l’apprendre » ? Elle nous montrera que lire, écrire et compter ne sont pas des « compétences purement mécaniques ou fonctionnelles », comme on a tendance à les y réduire, mais un «labyrinthe de significations » qu’il n’est pas assez d’une vie pour entièrement défricher.
La disponibilité sans fin et sans fond d’Internet n’est pas pour rassurer ni encourager. Les auteurs y voient un miroir aux alouettes, dans lequel s’est perdue la « Petite Poucette » chère au philosophe Michel Serres, et dont la dimension angélique est dénoncée. Pas de manichéisme toutefois. Internet et réseaux sociaux constituent simplement un nouveau défi pour des professeurs dont la mission sera d’« enseigner à éliminer, trier, organiser, hiérarchiser, faire des liens, distinguer le vrai du faux et du “même pas faux”, veiller à la fiabilité des informations ». On ne leur demande plus de détenir la vérité mais d’en montrer le chemin sans en cacher les aspérités. Des Socrate 2.0, en somme. »

 lire une analyse de Bruno Tozzi spécialiste de la pédagogie